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Title 58
Les interviews de Jean Michel Morel
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Premier interview (5 mai 2018), par Orbis Terrae, club de réflexion politique.
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Kobané est une ville située en Syrie. Pourquoi intituler « Retour à Kobané » un roman qui se déroule dans une prison française ?
J.M. Morel:
Kobané est une ville emblématique non seulement de la résistance à l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) par les Kurdes de Syrie, organisés dans le YPG (Unité de protection du peuple) et les YPJ (Unité de protection des femmes), c’est aussi un tournant militaire d’importance dans cet affrontement. Et ce, à double titre.
Concernant cette bataille, on utilise couramment (et je le reprends dans mon roman), le terme de « Stalingrad des Kurdes ». Il est effectif - comme après la défaite des armées allemandes devant la grande ville de la Volga - qu’après Kobané, pour citer Victor Hugo, « L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ».
Kobané a définitivement mis fin à la légende qui se diffusait à propos de l’invincibilité des jihadistes de Daesh (auparavant, un général américain avait évoqué une guerre de trente ans…).
De fait, Kobané est devenu un symbole propre à redonner confiance et courage non seulement aux Kurdes qui, ensuite, sont restés en première ligne de la lutte contre Daesh mais aussi aux autres ethnies de Syrie. C’est ce qui a permis que se constitue, en octobre 2015, les FDS (Forces Démocratiques syriennes) composées de Kurdes, de Tcherkesses, de chrétiens syriaques, d’Arabes proches de L’Armée syrienne libre mais aussi de membres des tribus… Car même si les Kurdes en ont assuré l’organisation et l’encadrement, les FDS n’ont comporté que 40% d’entre eux pour 60% d’autres composantes ethniques.
La bataille de Kobané - qui a duré de septembre 2014 à janvier 2015 - en démontrant la fiabilité militaire des YPG/YPJ et des guérilleros du PKK (de ses officiers en particulier) a incité les forces de la coalition - principalement les Américains - à les soutenir par des bombardements aériens. C’est aussi après Kobané qu’un rapprochement militaire s’est opéré entre les combattants kurdes et les Russes.
Par contre - et ce n’est pas sans importance pour la suite de l’histoire - réitérant son argument : « Pour nous le PKK, c’est la même chose que Daesh » -, Recep Tayip Erdogan, le président de la Turquie, s’est comporté, selon les mots du général français Vincent Desportes, commeStaline au cours de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1944, faisant preuve d’une non-intervention meurtrière.
Il est donc légitime, pour Erwan, le héros kurde de mon roman, que,retourner à Kobané, soit un objectif, presque un passage obligé. Il s’agit d’une sorte de pèlerinage (sentiment que l’on éprouve dans une des séquences du film de Stéphane Breton « Filles de feu »).
Erwan a passé six ans en prison, il lui faut,en quelque sorte, se ressourcer dans un lieu chargé de mémoire, où les martyrs - pour reprendre une terminologie courantes au Moyen-Orient - sont nombreux à être tombés et, où les combattants kurdes (déjà vainqueurs dans d’autres affrontements avec l’OEI) sont apparus au yeux du monde comme le meilleur rempart à la barbarie jihadiste.
Mais, lorsqu’Erwan réussit à s’évader, Kobané est déjà libérée. Il ne verra donc que les ruines d’une ville qui a beaucoup souffert. C’est pourtant dans ce décor qu’il va retrouver toute l’énergie nécessaire pour conduire d’autres combats. Et aussi pour assumer la lourde responsabilité de négociateur.
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Comment décririez-vous l'atmosphère qui règne dans cette prison ? Est-elle représentative du climat général du milieu carcéral français ?
J.M. Morel:
Pour être allé (pour raisons professionnelles) deux fois dans la prison de Villepinte, je crois savoir qu’elle n’est pas le pire lieu d’enfermement de France. Pour autant, la quantité de personnes incarcérées rapporté aux nombre de cellules n’est pas sans poser les mêmes problèmes que dans les autres maisons d’arrêt.
En 2017, cette prison a détenu le record de la surpopulation (plus de 200%). Si bien que Léa Poplin, la jeune directrice (33 ans), à l’occasion du visite de François Hollande, alors président de la République, s’est vue contrainte de lui déclarer que, dorénavant,elle refusait d’accueillir d’autres prisonniers.
Située en Seine-Saint-Denis, la prison reflète la démographie (majorité de jeunes gens), la sociologie et une part de l’une des composantes religieuses importantes de ce département. Elle ne défraie pas plus l’actualité que les autres et le régime pénitentiaire auquel la directrice a apporté des assouplissements (chose que je n’ai pas prise en compte pour des raisons dramaturgiques) aide sans doute à ce qu’il en soit ainsi. Bien évidemment, ça reste une poudrière où les détenus sont assujettis à la double peine : ils sont enfermés et vivent dans des conditions insatisfaisantes.
Les prisons sont un univers où la violence s’exerce de toutes les manières possibles. Villepinte ne doit pas y échapper. Mais d’avoir situé le roman dans cette prison ne signifie pas qu’elle ressemble à la description que j’en ai faites. Ne serait-ce que, parce que dans le monde réel, Erwan, condamné à plus de deux ans, n’y serait pas enfermé (les maisons d’arrêt sont réservées aux personnes mises en examen ou purgeant des peines inférieures à deux ans). Mais s‘il était en « centrale », il n’aurait jamais croisé Leyland. Et les possibilités qu’il puisse s’en échapper seraient infiniment plus aléatoires.
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Et la CIA, que vient-elle faire dans toute cette affaire ?
J.M. Morel:
Si la CIA intervient dans « toute cette affaire », c’est d’abord parce que dans le bras de fer que les Etats-Unis ont été amenés à engager avec Erdogan pour pouvoir utiliser la base d’Incirlik - base de l’OTAN construite en 1951 sur le territoire turc -, Erwan, membre éminent du PKK, représente une monnaie d’échange.
A partir de 2016,après une période de négociations, les relations entre le PKK et le gouvernement turc se sont de nouveau détériorées avec pour conséquence la reprise des hostilités de part et d’autre. Pour Erdogan mettre la main sur un militant expérimenté donc potentiellement dangereux à ses yeux, c’est une aubaine. une période
La CIA, pressée par le Pentagone pour qui la base d’Incilrik représente un atout par sa proximité avec le front où se trouvent les jihadistes, se doit d’employer toutes les (vieilles) méthodes pour s’emparer d’Erwan, le livrer aux Turcs et obtenir en contre-partie la possibilité que l’aviation militaire américaine décolle à partir d’Incilrik.
Dans le monde réel, Erdogan qui connaît l’importance stratégique de cette base, à plusieurs reprises, a manié le chaud et le froid quant à la possibilité de son utilisation par l’US Air Force. Erdogan est un maître chanteur - l’Europe en sait quelque chose.
Dans mon récit, la CIA est représentée par trois agents aux âges et aux parcours différents. Chacun à son histoire et s’investit selon ses convictions dans la « récupération « d’Erwan dès après son évasion. Et bien qu’ils vont tous les trois au terme de leur cahier des charges, chacun emprunte un chemin intellectuel et moral différent.
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Erwan, l'un de vos deux héros, est kurde, et est un militant du parti PKK (Partiya Karkerên Kurdistan ). Le PKK est un parti que l'on peut décrire comme nationaliste, indépendantiste et révolutionnaire. Pourquoi avoir fait d'Erwan un militant du PKK, plutôt que de l'affilier à un autre parti kurde, moins contesté, comme le HDP ?
J.M. Morel:
Au risque de surprendre les lecteurs, on peut affirmer que le PKK n’est ni nationaliste, ni indépendantiste. Du moins, il ne l’est plus. Quant à être révolutionnaire, je pense qu’il faut définir ce que ce terme recouvre dans le contexte des Kurdistan syrien, turc et iranien où l’influence du PKK est grande dans la vie politique des Kurdes - et au-delà pour ce qui est de la Turquie, voire de la Syrie.
Créé en 1978, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), d’obédience marxiste-léniniste de tendance pro-chinoise à ses origines, a abandonné cette idéologie en 1994. Il a aussi abandonné le souhait de créer un grand Kurdistan qui regrouperait l’aire ethnique et culturelle des Kurdes répartie dans quatre pays (Turquie, Syrie, Iran, Irak). Pas seulement parce que ce projet est certainement irréalisable mais aussi par refus de constituer au Moyen-Orient un nouvel état dont le nationalisme forcément exacerbé (moins de 40 millions de Kurdes dans un monde arabo-persan) deviendrait inévitable.
Le leader du PKK, Abdullah Öcalan, capturé au Kenya en 1999 par les services secrets turcs (MIT) - avec l’aide de la CIA et du Mossad israélien - croupit depuis bientôt vingt ans dans dans l’ile-prison d’Imrali. Après avoir lancé la lutte armée en 1984 contre l’état turc et, ensuite, avoir régulièrement proposé des trêves en vue de négociations,trêves qui ont été rompues unilatéralement par le gouvernement d’Ankara, il n’en a pas moins déclaré la fin des combats en 1998.
Non seulement, sous sa conduite, le PKK ne lutte plus pour l’unité des quatre Kurdistan mais, qui plus est, il ne demande pas l’indépendance duKurdistan turc (le Bakûr). Il réclame simplement une autonomie qui respecte l’identité des Kurdes dont leurs langues (il y en a trois), leurs coutumes et un mode d’organisation politique singulier de leur territoire, laissant à l’état central ses pouvoirs régaliens. Le PKK milite pour un système fédéral. Rien de plus, rien de moins.
Pour ce qui est de sa volonté révolutionnaire dans une région où fleurissent les dictatures, il faut la mesurer à l’aune de son projet de société.
Emprisonné et déjà convaincu que la lutte armée ne conduirait à rien, Abdullah Öcalan a nourri sa réflexion des écrits d’un penseur libertaire américain, Murray Bookchin. Dès lors, le projet du PKK turc, du PYD syrien et du PJAK iranien repose sur l’égalité des hommes et des femmes, la gestion paritaire de toutes les instances de décision, la lutte contre le patriarcat, les droits des minorités et le refus de la ségrégation selon son ethnie, sa langue ou sa religion mais aussi la laïcité, l’écologie, le développement de l’éducation et de la culture. Indéniablement, c’est un projet révolutionnaire.
Jusqu’alors, la Charte de la Fédération de la Syrie du Nord, composée des trois cantons du Rojava (Afrin, Djézireh et Kobané) est le document de référence qui exprime le plus complètement cette ambition démocratique, non-confessionnelle et faisant de la condition féminine le critère permettant d’évaluer la réussite du projet.
Avant que la guerre ne reprenne en Turquie en 2016 entre les forces gouvernementales et les miliciens du PKK, celui-ci avait déjà appliqué de manière embryonnaire ce « modèle de société ». La guerre sans merci menée par les Turcs, les emprisonnements des maires des communes,les multiples exactions à l’encontre des populations ont réduit comme peau de chagrin cette expérience.
Le dispositif organisationnel mis au point par les Kurdes pour faire valoir leurs droits est complexe, composé de nombreuses organisations. Le PKK est l’une d’entre elles. En Turquie, le HDP en est un autre.
Le PKK est d’abord une force militaire - même s’il ne refuse pas de débattre et de négocier l’avenir des 20% de Kurdes que compte la Turquie. Le HDP lui est un force politique qui ne s’exprime que par les urnes, les meetings où les manifestations pacifiques. Pour autant, il n’y a pas d’antagonisme entre eux. Le leader du HDP,Selahattin Demiras, est actuellement en prison. Candidat à la présidence de la république, il n’en menace pas moins Erdogan de ne pas être élu - du moins au premier tour et sous forme de plébiscite.
Concernant, les femmes et les hommes membres du PKK, il ne faut pas se tromper d’image. Ce ne sont pas des adeptes forcenés de la lutte armée, ni des soldats sans cause (comme on peut le vérifier dans le film de Zayné Akyol, « Gulistan, Terre de roses »). Une vie normale au service du bien commun dans le cadre d’une société démocratique leur irait très bien.
Dans les combats contre Daesh, les PKK a payé un lourd tribut. De par leur expérience, ses officiers étaient les plus à même d’encadrer les miliciens kurdes de Syrie, issus pour la plupart du monde paysan (le Rojava est le grenier à blé de la Syrie).
Comme Erwan,je suis convaincu qu’ils troqueraient volontiers le glaive contre la charrue. Mais comme le temps n’est pas encore venu, ils s’efforcent de faire ce qu’ils doivent faire. Sans fanatisme mais avec détermination.
Pour conclure, je dirais que je n’ai pas choisi Erwan : il s’est imposé à moi. Comme s’est imposé Leyland dont le rôle est de nous révéler par ses interrogations, son questionnement, sa naïveté et finalement par sa compréhension qui est son compagnon de cellule ainsi que les buts qu’il poursuit. Le tout dans le cadre d’un univers carcéral qui réduit le champ de vision, scinde le monde en deux (dedans et dehors) et d’une promiscuité non voulue qui conduit les meilleurs à vérifier l’axiome d’Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche ».
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